« Place du médecin généraliste dans l'accompagnement de l'allaitement maternel »

L'allaitement est un sujet qui nous concerne tous : en tant que praticiens, en tant que parents pour certains, mais pour tous en tant qu'enfant de notre mère, qui a fait ou non le choix de nous allaiter, avec tout ce que cela peut réveiller en nous…

C'est en effet une des premières décisions que toute nouvelle maman va prendre pour son enfant… Va-t-elle l'allaiter ?

Ce choix peut paraître anodin dans une société industrialisée comme la nôtre, disposant de substituts de qualité pour remplacer le lait maternel…

Aujourd'hui, à peine plus de la moitié des bébés sont allaités à la naissance en France. Comme on peut le constater sur ce graphique, les certificats de santé du 8 e jour annoncent 56.3% d'allaitement en maternité en 2002.

La prévalence de l'allaitement diminue très rapidement dans les semaines suivant la naissance : sur ce graphique la France est représentée par la courbe située tout en bas… En haut, c'est la Norvège , qui a adopté une politique beaucoup plus volontariste…

Malgré ces mauvais résultats, le taux de mortalité infantile est de 3.6‰ en 2005, et l'espérance de vie à la naissance de 76.8 ans pour les hommes et de 83.8 ans pour les femmes : ainsi, en France, les enfants meurent peu, et peuvent espérer vivre longtemps, même sans être allaités…

Pourtant, à la lumière des connaissances actuelles, on ne peut pas affirmer en toute impartialité que le lait maternel et ses substituts sont équivalents.

Outre la composition du lait maternel, qui est différente de celle des dérivés du lait de vache même en terme de macro-nutriments, et qui est parfaitement adaptée aux besoins de l'enfant, c'est surtout son potentiel évolutif et la présence de facteurs biologiquement actifs en grande quantité, qui en font sa particularité.

On peut rappeler que les enfants nourris au lait industriel reçoivent le même lait pendant 4 mois avant de passer à des préparations « 2e âge », alors que le lait maternel, lui, change constamment au cours du temps  :

•  Une transition s'effectue dès le 3 e jour de vie pour passer du colostrum, qui est particulièrement concentré en cellules immuno-compétentes, au lait dit « mature ».

•  Le lait maternel change également au cours de chaque tétée, en s'enrichissant en graisses et en micelles de caséine en fin de tétée.

•  Et surtout, il s'adapte en fonction de l'environnement de la mère et de l'enfant : le lait maternel protège activement l'enfant contre les infections:

L'enfant bénéficie, par l'intermédiaire du lait, des anticorps produits par sa mère lorsque celle-ci est en contact avec un micro-organisme pathogène, grâce aux cycles entéro-mammaire et broncho-mammaire.

Ces caractéristiques du lait maternel entraînent des bénéfices pour la santé de l'enfant et de sa mère, que je présente ici en tant que « risques liés au non-allaitement », puisque l'allaitement maternel reste la norme pour l'espèce.

Ainsi, les enfants nourris avec des préparations pour nourrissons présentent non seulement plus de maladies infectieuses, mais également plus de cancers, dans l'enfance et à l'âge adulte, et plus de maladies chroniques (diabète, maladies inflammatoires…)

La santé de la mère pâtit également de l'absence d'allaitement. Les femmes qui n'ont pas ou peu allaité développent plus de cancers du sein et de l'ovaire, et plus d'ostéoporose, notamment.

Tous ces effets sont « dose-dépendants », selon la durée de l'allaitement.

C'est le rôle du médecin généraliste de connaître ces données, afin de pouvoir proposer à ses patientes une information éclairée et de leur permettre de faire le choix d'allaiter ou non en toute objectivité.

Malheureusement, un praticien bien informé et délivrant correctement ces informations sera parfois accusé de culpabiliser les femmes qui ne veulent pas, ou ne « peuvent » pas allaiter…

Or les femmes qui choisissent en toute connaissance de cause de donner à leur bébé un lait industriel ne se sentent pas coupables…

Le meilleur moyen d'éviter que les femmes se sentent coupables, parce qu'elles auraient bien voulu allaiter mais qu'elles n'y sont pas parvenues, est donc de promouvoir l'allaitement maternel auprès du grand public et des professionnels de santé, afin d'apporter aux mères le soutien et les informations dont elles ont besoin, au quotidien, pour réussir leur allaitement, lorsqu'il est désiré.

J'ai ressenti, à travers mon expérience de la maternité et de l'allaitement, et dans les témoignages que j'ai reçus, un grand décalage entre le peu d'intérêt que portent certains médecins à l'allaitement et à sa poursuite, et le désir des mères de vivre cette relation à leur enfant dans les meilleures conditions.

C'est dans cet esprit que j'ai conçu l'enquête que je présente dans ma thèse, qui a pour but de préciser le visage de l'allaitement et de sa prise en charge en médecine générale.

- J'ai diffusé un questionnaire destiné aux médecins lors des réunions mensuelles de chaque section de l'Association Mosellane de Perfectionnement Post-Universitaire, dans le but de toucher les médecins les plus sensibilisés aux actions de formation et d'amélioration de la qualité des soins.

J'ai pu ainsi collecter 84 questionnaires, sur une période de trois mois, en intervenant auprès de 9 sections de FMC.

- Un autre questionnaire, conçu en miroir et destiné aux patientes ayant une expérience d'allaitement, a été diffusé sur internet, par le biais de listes et forums dédiés à l'allaitement et au maternage.

Cette méthode m'a permis de recueillir 122 questionnaires, sur une période de 2 mois.

Je me suis d'abord demandé si patientes et médecins estiment que le médecin généraliste est, comme c'est mon sentiment, un acteur important au cours de l'allaitement : 81% des médecins interrogés, et 71% des mères, répondent par l'affirmative à cette question.

Je me suis également demandé si la période de la grossesse était mise à profit par les praticiens pour proposer une information et initier une réflexion sur l'allaitement : 70% des femmes ont consulté leur médecin au cours de leur grossesse, parmi lesquelles 86% n'ont pas reçu d'information sur l'allaitement. Cependant, 76% des médecins déclarent aborder la question de l'allaitement avec les femmes enceintes qui les consultent.

Cette discordance est frappante…

En pratique, pendant la période même de l'allaitement, 89% des femmes ont consulté leur médecin généraliste. Ainsi, même si la proportion de femmes qui allaitent est encore faible parmi la patientèle d'un médecin généraliste, la plupart des femmes ont besoin des services de leur médecin à un moment ou à un autre de leur allaitement… Ce qui impose que ceux-ci maîtrisent les spécificités liées à cette période dans leur pratique quotidienne. (D'autant que nous avons vu que les taux et durées d'allaitement ont tendance à augmenter, ce qui implique que les femmes allaitantes seront de plus en plus nombreuses en cabinet de ville…) .

Selon les patientes interrogées, le médecin semblait favorable à l'allaitement dans 55% des cas seulement, et elles ont eu la possibilité de s'exprimer de façon satisfaisante dans 55% des cas également. Le projet d'allaitement de la mère n'a été respecté que dans 46% des cas. Seules 29% des femmes ont reçu toutes les informations qu'elles souhaitaient, et 25% les ont jugées fiables. Près d'un tiers des patientes ont reçu le conseil de sevrer leur enfant ou de lui donner des compléments de lait industriel alors qu'elles ne le souhaitaient pas.

L'influence du médecin généraliste sur l'allaitement est jugée positive dans 17% des cas seulement.

Ces résultats sont préoccupants…

Concernant la formation des médecins généralistes :

74% des médecins n'ont pas suivi de formation spécifique à l'accompagnement de l'allaitement maternel. Pourtant, 65% des médecins déclarent n'avoir jamais recours à des correspondants spécialistes (médecins ou non) pour résoudre des problèmes d'allaitement. Cette notion est malheureusement en faveur d'une tendance à considérer que l'allaitement ne relève pas d'une prise en charge spécialisée, ce qui est regrettable...

55% des médecins estiment cependant qu'une formation spécifique leur serait utile dans leur pratique, et 83% seraient favorable à la diffusion d'un livret d'aide à la consultation en présence d'un allaitement, traitant surtout de questions pratiques et proposant des recommandations en situations pathologiques.

Cet outil de consultation, que je présente dans ma thèse, est en cours d'élaboration par un groupe local de promotion de l'allaitement maternel, le groupe « Allaiter en Moselle-Est », qui est d'ailleurs officiellement rattaché au réseau périnatal lorrain depuis le 31 mars dernier.

Un des messages principaux que nous souhaitons y faire passer est qu'une prescription de sevrage est rarement justifiée :

les motifs principalement invoqués lors d'une prescription de sevrage en pratique courante sont le manque de lait, une mauvaise prise de poids de l'enfant, une prescription de médicament incompatible, et parfois encore l'âge de l'enfant.

Concernant le manque de lait :

La physiologie de la lactation démontre que le manque de lait est un mythe, construit, dans les pays « développés » qui ont adopté des règles strictes d'allaitement suivant un horaire rigide, puisque c'est l'extraction efficace du lait à la demande de l'enfant qui conditionne la synthèse du lait.

Si le bébé n'a pas un accès libre au sein, comme c'est malheureusement le cas le plus souvent actuellement, la lactation sera insuffisamment stimulée, entraînant alors, en conséquence, un authentique manque de lait…

Ce fameux « manque de lait » est souvent évoqué également devant un fléchissement de la courbe pondérale après le premier trimestre de l'enfant… Or, quand on sait que les courbes des carnets de santé ont été réalisées à partir d'une population d'enfants nourris au lait industriel, et que ces enfants n'ont pas la même croissance que les bébés allaités, on comprend facilement que le sevrage ne se justifie aucunement dans ce contexte… On voit bien sur ces courbes la différence de croissance entre bébés allaités et nourris aux préparations industrielles, avec, au cours du premier trimestre, une croissance supérieure chez les enfants exclusivement allaités, puis un fléchissement après l'âge de 4 à 6 mois, qui reste parfaitement physiologique.

Concernant les médicaments, ils sont mis en cause dans près de 30% des sevrages, alors qu'il est le plus souvent possible pour la mère qui allaite de se soigner correctement tout en continuant à allaiter, sans risque pour le bébé.

En cas de maladie chronique nécessitant un traitement au long cours, il est recommandé de préparer l'allaitement bien avant la naissance, afin de définir avec les parents les modalités du traitement, et de la surveillance, si elle est nécessaire.

En cas de pathologie aiguë intercurrente, si un traitement médicamenteux s'avère indispensable, il conviendra de choisir un traitement compatible avec l'allaitement (et cela est en général possible en respectant des règles de prescription simples, et en s'appuyant sur d'autres bases de données que le dictionnaire Vidal). Si le seul traitement possible est incompatible avec l'allaitement, et qu'il est indispensable, l'allaitement pourra être temporairement suspendu, avec entretien de la lactation par extraction mécanique du lait.

On entend parfois dire que l'enfant est « trop grand » pour être encore allaité.

Pourtant, il existe actuellement un fort consensus au niveau international, qui recommande un allaitement exclusif de 6 mois, puis l'introduction d'aliments complémentaires avec poursuite de l'allaitement jusqu'à l'âge de 2 ans, voire au-delà en fonction du souhait des mères…

Au cours de mes recherches, je me suis interrogée sur l'aspect psychologique des allaitements « prolongés », qui sont culturellement difficilement envisageables dans notre société. Initialement, il était totalement inconcevable pour moi qu'un enfant ayant acquis la marche puisse encore téter…Le sujet est vaste et je n'ai bien sûr pas pu en faire le tour…Mais il me semble, à la lumière de ce que j'ai pu lire et des témoignages que j'ai reçus, que quel que soit l'argument qu'on tente d'opposer à l'allaitement prolongé, c'est rarement l'allaitement en lui-même ou sa durée en soi, qui sont en cause : la personnalité des parents et de l'enfant doivent être pris en compte, ainsi que le sens donné à l'allaitement, le cadre éducatif, et tant d'autres choses encore… Chaque couple mère-enfant est unique, chaque famille est différente, et il est important de ne pas stigmatiser l'allaitement.

Une large diffusion de ces notions contribuerait sans doute à permettre aux femmes d'allaiter plus longtemps si elles le souhaitent, et aux enfants d'être en meilleure santé et de bénéficier d'une croissance optimale… C'est le but que nous poursuivons avec la mise au point du passeport pour l'allaitement destiné aux médecins généralistes.

En conclusion, sur le fond, je considère que la place du médecin généraliste dans l'accompagnement de l'allaitement maternel est aux côtés de sa patiente, pour lui permettre de faire un choix éclairé, sans lui imposer ses propres convictions, et pour la soutenir dans ce choix en lui apportant des informations fiables, et en l'orientant si besoin vers un interlocuteur plus à même de l'aider, ce qui n'est pas souvent le cas actuellement…

Sur la forme, la préparation de cette thèse m'a également permis d'appréhender les difficultés méthodologiques inhérentes à la réalisation d'une étude ; j'espère pouvoir mettre à profit cette première expérience de recherche pour réaliser d'autres études au niveau local, par exemple un véritable audit auprès des médecins généralistes. Cette thèse sera donc peut-être pour moi le préambule à d'autres travaux sur l'allaitement, en tout cas je l'espère,car sa promotion représente un réel problème de santé publique aujourd'hui…